samedi 26 décembre 2009

Cauchemar

« C'étaient des hommes qui n'avaient rien de commun avec ceux qui s'étaient rassemblés ici dans les rues, des hommes qui ne voulaient avoir rien de commun avec nous, des hommes qui connaissaient d'autres lois, qui avaient d'autres passions. »
(Ernst von Salomon, « Les Réprouvés », 1930)


C'étaient des hommes qui ne voulaient rien avoir de commun avec moi, des hommes qui connaissaient d'autres lois, qui avaient d'autres passions.1 Leur peau était blanche, ils avançaient vers moi en montrant les dents et agitaient frénétiquement des cartes de crédit. Ils approchaient, ils allaient m'encercler. J'ai hurlé.

Je me suis réveillé dans une cave, j'étais allongé sur le sol dur et poussiéreux, ma tête me faisait mal. Je me souvenais de la charge des CRS, des tirs de taser à bout portant, du jeune homme dont l'écharpe masquait le bas du visage; ils l'avaient attrapé, jeté à terre, bourré de coups de pieds. Je revoyais également la jeune femme portant un foulard islamique sur la tête, qu'ils avaient déshabillée et abandonnée nue sur le trottoir.

Pourtant, nous étions pacifiques. La place de la Bastille était noire de monde lorsque la manifestation contre le passeport intérieur a démarré. Un CRS apparemment ivre a pointé son taser vers nous, mon voisin lui a montré son index, et l'enfer s'est déchaîné. Je me souvenais vaguement d'avoir trouvé refuge dans une cave. J'avais dû y perdre connaissance.

Après m'être réveillé, j'ai posé la main sur mon crâne douloureux, et j'ai senti un caillot de sang. Comment était-ce arrivé ? Un coup de matraque ? J'étais peut-être tombé en descendant dans ce sous-sol ? Je me suis redressé avec peine dans l'obscurité et j'ai tenté de distinguer ce qui m'entourait. J'ai entr'aperçu les premières marches d'un escalier, j'ai commencé à le gravir et, après avoir ouvert une porte, me suis retrouvé dans le couloir d'un immeuble.

Des bruits de pas ont retenti. Terrorisé, je suis retourné me cacher dans l'obscurité de la cave. J'ai entendu la lourde porte qui s'ouvrait en laissant passer les sons habituels d'une rue parisienne, puis se refermait.

Au bout d'un long silence, j'ai quitté ma cachette et prudemment entr'ouvert le portail de l'entrée. La vie normale semblait avoir repris, et je me suis résolu à sortir. Malgré la douleur qui palpitait dans mon crâne, la vue de l'extérieur m'a donné du courage. J'ai décidé de m'éloigner à pied de la place de la Bastille, puis de rejoindre en métro mon appartement du dix-huitième arrondissement. Dans le wagon, les gens n'avaient pas l'air plus anxieux et dépressifs que d'habitude. Ils jetaient un œil furtif et inquiet sur le caillot de sang ornant mon crâne et mes vêtements crasseux, puis s'écartaient de moi.

Devant mon immeuble la rue m'a paru plus calme que d'habitude, mais c'était peut-être une illusion. Quelques personnes, essentiellement des femmes, circulaient avec leurs provisions à la main. Enfin rentré chez moi, j'ai avalé un anti-douleur et me suis douché. J'ai allumé la radio.

J'y ai appris qu'une manifestation à laquelle participaient des femmes portant le foulard islamique avait dû être dispersée par la police. Des éléments potentiellement violents, reconnaissables aux foulards leur cachant le visage, auraient pu instrumentaliser ce rassemblement de citoyens sincères. Heureusement, l'intervention des forces de l'ordre avait permis d'assurer la sécurité de ces derniers et l'arrestation des brebis galeuses.

dimanche 20 décembre 2009

jeudi 3 décembre 2009

Le pont

« Construire un pont vers le futur », c'est le titre d'une brochure interne d'entreprise qu'un ami m'a donnée, un petit guide destiné à certaines catégories de cadres. En dessous du titre, un couple (donc hétérosexuel) de petits personnages stylisés avance vers moi. L'homme précise: « avec nos clients ». Ils sont assez jeunes, minces, ils ont tous les deux le bras levé, la main ouverte, la paume dirigée vers l'avant. La femme tire une valise à roulettes, l'homme ne porte rien et avance hardiment. Ils sont tous les deux blancs, leurs vêtements sont gris au dessus de la ceinture, noir en dessous, ils portent qui une cravate, qui une pochette, à la couleur de leur Entreprise. La femme s'est permis une petite fantaisie (le côté féminin ressort), ses bottes sont d'un jaune foncé tirant sur le marron.

Il a des cheveux plats et noirs, un petit toupet rebelle se dresse au sommet de son crâne, elle porte ses cheveux blonds et longs. Le dessin n'est pas très bien fait, on ne sait pas si ils sont répartis également en deux queues de cheval situées de chaque côté de la tête ou si ils sont libres et flottent au vent.

Vous êtes sûrement client de grandes sociétés internationales, vous pestez contre leur mauvaise organisation, leur mépris, leur rigidité, leur avidité, vous maudissez les concepteurs des procédures régissant les relations clientèle. Maintenant, vous connaissez les responsables, ce sont des cadres qui ressemblent (ou plus exactement qui souhaiteraient ressembler) aux deux petites personnes que nous venons de découvrir, minces, jeunes, blanches, hétérosexuelles et mal coiffées. Mais rassurez vous, il vont maintenant s'employer à améliorer la situation, vous pouvez leur faire confiance. Rappelez-vous, ils construisent « avec nos clients ». D'ailleurs, l'autre jour, l'un d'entre eux a été « chargé d'une mission visant à tangibiliser les gains attendus sur ces adaptations de processus » (*).

(*) Cette phrase est authentique, elle a été prononcée en réunion, dans une entreprise française.

mardi 17 novembre 2009

Alain Peyrefitte dans le métro de Nicolas S.



Pour plus d'informations sur la loi "sécurité et liberté", vous pouvez vous reporter ici.

dimanche 15 novembre 2009

La Liberté, version café du commerce


« Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu'il soit d'ailleurs ce qu'il veut : politique, marchand, fonctionnaire, érudit.»
Friedrich Nietzsche - Humain, trop humain


Il était vendredi matin, je pénétrai dans mon bureau.
« Bonjour, me dit mon collègue. Tu vas bien ?
- Oui . Ça ira encore mieux ce soir.
- Pourquoi, ce soir tu sors ?
- Non, mais c’est le week-end. Tu sais, on appelle ça le congé de fin de semaine. »
Un bref silence a alors retenti, que je mis à profit pour ouvrir une session sur mon ordinateur.
« Vous avez le droit, en temps qu’internes, de faire la journée continue ? »
Le mot « interne » était employé par opposition avec « sous-traitant ». Mon collègue travaille pour la même entreprise que moi, mais il est délégué par une société extérieure.
« Euh… Qu’est-ce que tu veux dire par journée continue ?
- Et bien, par exemple, travailler sans s’arrêter quatre cent jours par an.
- Non, c’est illégal. »
Il prit un air déçu.
« Ah, c’est interdit par la sécurité sociale. 
- Par le code du travail, je crois. Et puis, celui qui ferait ça finirait probablement l’année à l’hôpital. 
- Ça dépend, il y a des gens, à une période de leur vie, ben… ils ont que le boulot. Il faudrait les laisser travailler en les rémunérant correctement. La liberté quoi. »
J’avoue que cette proposition m’a étonné. On nous permet déjà de nous tuer à la tâche, voire on nous y encourage fortement. Apparemment, ce n’est pas suffisant. Certains hommes n’ont aucun but dans leur vie, le peu de liberté dont ils disposent leur pèse, il est urgent d’améliorer leur situation. Dans ce but, faisons rapidement sauter les derniers obstacles les empêchant de se tuer au travail.

mardi 10 novembre 2009

Les règles du contrôle

J'ai quitté le quai du RER et commencé à me diriger vers mon bureau. Je savais que ce jour là, comme d'habitude, je devrais participer à (je me permet d'utiliser cet oxymore) des réunions à distance, dire chaleureusement bonjour à des gens que je n'avais jamais vus et que j'avais peu de chances de rencontrer un jour. Entre deux rendez-vous, je serais amené à lire et écrire des emails, et à jongler avec de nombreux documents électroniques au format texte ou tableur.
Tout en avançant, j'ai aperçu Georges Bertrand, directeur de projet dans l'entreprise où je travaille. Ses cheveux bien coiffés et légèrement gonflés étaient divisés par une raie, il portait un costume gris bien coupé. Je lui ai dit bonjour, et nous avons traversé ensemble un nouveau quartier de bureaux. Des gendarmes étaient là, à l'affût, ils surveillaient la circulation dans une petite rue.
« C'est étonnant de les voir ici, me dit mon compagnon. Je croyais que, normalement, c'était plutôt la tâche de la police.
- Je ne sais pas...Pourquoi?
- Nous sommes en zone urbaine, de la compétence de la police. Les gendarmes se cantonnent aux zones rurales. Je crois que c'est la règle...Enfin, je dis ça mais je ne suis pas spécialiste. Je peux me tromper.
- D'accord. »
Je suis resté muet, émerveillé par sa science. Comment fait-il pour savoir tant de choses? Je ne m'étais jamais demandé qui avait le droit de me surveiller. Je devrais vraiment m'intéresser aux règles, à toutes les règles, dans tous les domaines, les ruminer longuement, me pénétrer de leur importance. Je pourrais alors en discuter avec mes camarades de travail, je serais plus à l'aise, je progresserais plus facilement. Peut-être même deviendrais-je directeur de projet?

lundi 19 octobre 2009

Le soleil mange à la cantine


Je préfère manger à la cantine
Avec les copains et les copines
(Jim Larriaga, interprété par Carlos)


Il n'est pas nécessaire de travailler chez un opérateur de télécommunications pour être la cible d'un harcèlement diffus, pour se retrouver victime d'une souffrance susceptible de tuer. Les personnels de Renault, de l'APHP, des sociétés de service informatique et d'autres entreprises le savent. Dans la SSII qui m'emploie, plusieurs personnes se sont données la mort ces derniers mois, la dernière en date travaillait sur le site de Toulouse. La direction commence à s'inquiéter, elle a annoncé un plan anti-stress visant à mieux manager les « risques psychosociaux ».
Hier, comme d'habitude, nous sommes descendus en groupe à la cantine. Au moment de m'asseoir, je me suis rendu compte que Georgette, accompagnée par un autre directeur opérationnel nommé Gérard, était en train de s'installer à ma gauche. Elle nous a dit bonjour, nous a serré la main en souriant. J'étais éberlué. Cette manager (ou manageuse, comme vous voudrez) de haut vol pour qui je travaille depuis plus de deux années n'avait jamais mangé à la même table que moi, n'avait jamais abordé en ma présence des sujets autres que professionnels. Que faisait-elle à côté de moi, discutant de la pluie et du beau temps, ponctuant son discours de rires brefs et aigus ?
« Tu viens prendre l'ambiance, Georgette ?, a demandé Pierre.
- Ce n'est pas pour ça que je mange avec vous. J'étais en compagnie de Gérard et nous avons croisé Cédric. Nous lui avons demandé si on pouvait se mêler à vous. Je m'intéresse également à l'ambiance des autres sites, même si je ne mange pas à la cantine avec eux.
- Par exemple, Toulouse ? »
Paul est intervenu :
« Tu ne manges pas à la cantine de Toulouse ?
- En particulier Toulouse, oui. Je mange à la cantine quand je m'y rends, mais c'est rare. »
Notre manageuse a continué à participer activement à la conversation, ponctuant ses remarques du même petit rire cependant que Gérard, muet, essayait sans succès de masquer son ennui. Pierre parlait beaucoup, les hasards de la discussion l'ont amené à faire remarquer :
« Tu sais, Georgette, je suis toujours un peu râleur. »
Le ton de la réponse me fit penser à quelqu'un récitant une leçon :
« C'est normal. Il faut s'inquiéter quand quelqu'un ne râle pas.
- Quand je le fais, c'est toujours pour une bonne raison. »
Elle a alors posé la main sur l 'épaule du jeune homme :
« Je sais. »
La conversation a ensuite dérivé sur la réglementation européenne permettant (parait-il) d'appeler « chocolat » des produits ne contenant pas de cacao. Jacques a alors fait remarquer que seuls les Français et les Belges attachaient de l'importance à cette dénomination ; puis Paul nous a entretenu d'un sujet connexe :
« C'est comme lorsque la commission européenne a voulu donne l'appellation "rosé" à des mélanges de blancs et de rouges. »
Après avoir pris la défense des rosés, qui ne sont pas des grands vins mais peuvent être très bons, Georgette a tiré la leçon de la conversation :
« Entre le fromage, le rosé et le chocolat, les Français n'ont vraiment pas de chance. »
Lorsque, le repas terminé, je suis remonté dans mon bureau, j'avais la tête dans les nuages. Ma directrice opérationnelle m'avait serré la main et, sans aucune arrière pensée, elle avait mangé à la même table que moi. J'étais content.

dimanche 18 octobre 2009

Le management du psychosocial


J'ai été frappé par une des dernières tentatives de suicide survenues dans un groupe connu, représenté par un logo sur fond noir.

Avant de tenter de se pendre, cet homme avait envoyé des SMS d'adieu à ses managers, qui ont appelé les secours. Il a été sauvé in extremis. Un communiqué interne à l'entreprise a fuité sur le web. Selon lui, tout va bien, « le drame a été évité grâce à la vigilance de ses collègues ». La direction affiche « consternation et tristesse », mais n'oublie pas de signaler qu'il était en congé maladie depuis quelques semaines et soutenu par une équipe « médico-sociale ». Ce n'est pas dit explicitement, mais on pourrait en déduire que l'employeur n'a rien à se reprocher, puisqu'il le laissait se reposer chez lui et le faisait suivre par des spécialistes.

Je vous rassure, tout est fait pour éviter de tels drames. Des plans d'action sont en cours, ils visent à « soutenir et entendre la souffrance ». Pour ce qui est de la diminuer, nous verrons plus tard. Le communiqué ne nous parle pas de situations individuelles bloquées, de harcèlement, de détresse. Il nous promet une prise en compte rapide des « risques psychosociaux », risques que les chefs vont apprendre à manager. Pas de suicides, pas de morts, seul reste ce concept abstrait. Et comment une entreprise pourrait-elle être responsable d'un tel phénomène ?

Enfin, précise-t-on, c'est à vous, salariés, de faire attention. Si vous voyez quelqu'un qui a l'air triste, qui semble déprimer, informez tout de suite votre chef, vos collègues, à la limite le premier policier qui passe. C'est pour son bien, il faut empêcher un drame dont vous seriez tous responsables. « Plus que jamais, la vigilance de chacun reste néanmoins indispensable. »

Bien entendu, ces glissements conceptuels visant à transformer des morts en abstractions, et ces appels à la délation, ne sont pas l'apanage d'une seule entreprise. Dans la SSII qui m'emploie, j'observe tous les jours des pratiques analogues.

samedi 10 octobre 2009

Les pieds nickelés version bêta

Nous sommes à la cantine de l'Entreprise, Pierre, Paul et Jacques s'emploient à vider leurs assiettes. La conversation s'oriente sur l'âge de la retraite. Pierre est un homme d'une petite trentaine d'années, les épaules larges, musclé, un peu gras. Il ne comprend pas :
« Pourquoi toujours reculer la date de départ ? De toute façon, les dernières années, ils ne foutent rien et coûtent la peau des fesses, alors autant qu'ils partent cinq ans plus tôt. »
C'est alors que Paul, qui regardait son plat d'un air soupçonneux, fait remarquer :
« On dirait qu'ils ont mis de la viande dans les brocolis. »
Il attrape un petit débris sur une dent de sa fourchette et l'examine :
« Ah, c'est de l'ail... ils ont mis de l'ail. »
Il se détend.
« Hier, j'ai joué sur internet à X... Je ne sais pas pourquoi, mais ce jeu est toujours en version bêta. Depuis un an et demi qu'il existe, il est gratuit et en version bêta. Au début, ils cherchaient du monde, mais maintenant il y a, je ne sais pas, un million de comptes. J'ai peur que tout à coup, ça devienne payant. Il paraît qu'ils vont sortir des comptes premium. Qu'est-ce que ça peut bien être ? Il y aura des femmes à poil sur les murs? Plus tu leur tires dessus, plus elles se déshabillent ? »
- Oui, répond Paul, et si tu tires beaucoup il ne reste plus que les os. 
Tout le monde a terminé de manger. C'est le moment d'aller boire un café avant de remonter dans les bureaux.

jeudi 1 octobre 2009

Love Story


Cédric Gibert est ravi de commencer sa maîtrise, il veut se spécialiser en physique nucléaire (Facelist, 1er octobre 2008, 10:08)

Très brun, la peau mate, les cheveux longs et broussailleux, Cédric aurait pu être joli garçon, mais il était un peu gras et des boutons envahissaient sa joue gauche.
Cela faisait un moment qu'il avait remarqué Corinne, il admirait sa poitrine peu fournie et ses jeans moulants. Ce jour là, il tomba sur elle en sortant du cours de physique nucléaire et l'invita à boire un verre. Il lui détailla les différents domaines physiques qu'il était en train d'étudier, elle lui parla de l'avenir des mathématiques. Deux heures plus tard, ils se décidèrent à se lever, et se dirigèrent vers le studio de Cédric, où ils continuèrent leur discussion devant un plat de pâtes. Ensuite, tard dans la nuit, ils s'aimèrent. Cédric la prit en photo, nue, se photographia en pleine action. Amusée, Corinne le laissa faire.
Le lendemain, sans prévenir son amie, Cédric mit les photos en ligne sur Facelist.

Cédric est amoureux de Corinne, il a passé la nuit avec elle (Facelist, 13 mars 2009, 11:56)

Ils se revirent les jours suivant, discutèrent de la science actuelle, de leurs études, de leurs espoirs. Il lui parla des nombreux livres de physique qu'il avait achetés et souhaitait lire, elle tenta de décrire les applications des dernières théories mathématiques en vogue. Ils parlèrent de leurs héros, scientifiques et autres grands hommes, tels que Einstein, Richard Branson ou Georges Bush.
Trois semaines plus tard, Corinne aborda Géraldine. Elles étaient toutes les deux à l'entrée d'un amphithéâtre, attendant le professeur.
« Dommage que le professeur G. ne soit plus là, il paraît qu'il était bien...bon pédagogue m'a-t-on dit. »
- Il est mort il y a un an ou deux, c'est ça? demanda Géraldine.
- Oui, 2005... ou 2006, je ne sais plus. 2006, je crois.
- Au fait, j'ai vu tes photos, ça m'a beaucoup fait rire.
- ...quelles photos?
- Tu n'es pas au courant? Celles qui sont sont sur la page Facelist de Cédric.
Corinne sortit son iphone de sa poche et put vérifier les assertions de son amie. Elle téléphona immédiatement à Cédric, et lui annonça qu'elle rompait leur relation.

Corinne Rolin est profondément choquée de trouver des photos intimes exposées à la vue de tous. (Facelist, 2 avril 2009, 9:59)

Cédric Gibert et Corinne Rolin ne sont plus amis, (Facelist, 2 avril 2009, 9:59)

Cédric Gibert est très triste, il est amoureux de Corinne, (Facelist, 2 avril 2009, 10:04)


Le soir de la rupture, Cédric se retrouva seul devant son assiette de nouilles. Il tenta plusieurs fois de téléphoner à son ex-amie, laissant des messages enflammés sur son répondeur.

Cédric Gibert voudrait revoir Corinne, parler avec elle, sentir son odeur, se frotter contre sa peau. Il rêve de faire un bisou au grain de beauté qu'elle porte sur le sein droit (Facelist, 3 avril 2009, 01:37)

Le lendemain, Cédric se rendit en cours, mais ne réussit pas à comprendre le discours du professeur. Il ne parvenait pas à détacher son esprit de Corinne. Ensuite vint le weekend, pendant lequel il resta devant son ordinateur, communiquant via Facelist et laissant des messages sur le répondeur de son ex-amie. Il ne sortit qu'une seule fois de chez lui, pour acheter des pâtes et de la sauce tomate à l'épicerie d'en face. Le lundi, il ne put se résoudre à se rendre à l'université. Il ne retourna en cours que le lendemain et, comme la fois précédente, se retrouva incapable de se concentrer. Il passa le reste de la semaine chez lui.
Lorsque, le weekend suivant, il tenta une nouvelle fois d'appeler Corinne, une voix enregistrée l'informa que le numéro n'était pas attribué.

Cédric Gibert est réconcilié avec Corinne, il est ravi. (Facelist, 11 avril 2009, 11:16)

Cédric Gibert est aux anges, il vient de sauter Corinne. (Facelist, 12 avril 2009, 03:25)


Il passait ses journée seul devant son ordinateur, échangeant des mails avec des correspondant qu'il n'avait jamais vus, et modifiant régulièrement son statut Facelist.

Cédric Gibert – Mes examens s'annoncent bien, j'espère avoir une mention. (Facelist, 13 juin 2009, 05:44)

Cédric Gibert – Corinne est adorable, nous sommes très amoureux. (Facelist, 13 juin 2009, 21:20)


Lorsque vinrent les examens, il ne se déplaça pas.

Cédric Gibert a réussi sa maîtrise avec mention très bien. (Facelist, 3 juillet 2009, 15:48)

Cédric alla ensuite passer un mois chez ses parents. Sa mère s'inquiéta, lui trouvant mauvaise mine. Il lui assura qu'il allait très bien, et affirma qu'il souhaitait suivre un DEA et continuer ensuite par une thèse.
Cédric rentra ensuite chez lui et y passa ses journées seul, communiquant via Facelist où il relatait les livres de physique qu'il affirmait lire et exposait ses projets d'avenir avec Corinne.

Cédric Gibert et Corinne Rolin sont à Saint-Tropez pour trois semaines, ils se détendent avant le début de l'année scolaire. (Facelist, 10 août 2009, 18:57)

A la faculté, les cours reprirent. Il continua sa vie recluse, se contentant d'appeler régulièrement ses parents pour leur dire que ses études se passaient bien, qu'il avait de grands espoirs de réussite.
Au mois de novembre, ses parents découvrirent pas hasard son intense activité internet. Ca les inquiéta d'autant plus qu'ils ne lui connaissaient pas de petite amie. Ils téléphonèrent à Cédric, lequel tenta de les rassurer. Sur une impulsion, le père appela l'université. Il apprit alors que son fils n'avait pas passé ses examens l'année précédente et ne s'était pas réinscrit.
La sonnette de l'appartement de Cédric retentit. Il alla ouvrir et se retrouva nez à nez avec ses parents. Ils avaient jugé préférable de venir en personne. Cédric avait grossi de 15 kg, des cernes entouraient ses yeux, il était habillé d'un survêtement usé et ne s'était pas lavé depuis deux jours. Sa mère poussa un cri d'horreur.
« Toi qui était toujours si propre, si bien habillé, si distingué ! Que t'arrive-t-il ? Pourquoi ne vas-tu plus à l'université ? Tu peux tout nous dire, tu sais. Nous sommes tes parents, nous sommes là pour t'aider. »
La larme à l'œil, Cédric les regardait sans parler. Il ouvrit un tiroir et en sortit un couteau de cuisine, qu'il planta dans la gorge de son père. Pétrifiée, la mère regarda son mari s'effondrer sur le sol pendant que son fils, une lame sanglante à la main, se précipitait vers elle. Elle n'eut pas le temps de fuir avant de subir le même sort.
Les corps étaient lourds mais Cédric parvint, au prix de beaucoup d'efforts, à les descendre discrètement au rez-de-chaussée. Il les abandonna dans la poubelle de l'immeuble et remonta chez lui.
Lorsque la police sonna à sa porte, il était en train de mettre à jour son statut Facelist. Il sauta par la fenêtre et s'écrasa sept étages plus bas.

Cédric Gibert et Corinne Rolin se marient samedi prochain. (Facelist, 21 novembre 2009, 14:35)

vendredi 18 septembre 2009

Les joies de la vie de bureau


Les services que la communauté rémunère le plus facilement sont ceux qu'on rend avec le plus de répugnance. Vous êtes payé pour être quelque chose de moins qu'un homme.
Henry David Thoreau, « La Vie sans principe », 1863 (*)


Il y a quelques années encore, j'achetais régulièrement un quotidien en kiosque, et je pouvais passer plusieurs heures à le lire. Mais quel est l'intérêt des journaux d'aujourd'hui, vite lus, vite jetés? Je me contente de les consulter rapidement sur internet.
Ce soir, je me suis connecté sur le site d'un quotidien national. J'y ai appris qu'une salariée d'un grand groupe de télécommunications, avait tenté de se suicider aux barbituriques. Ses collègues l'ont retrouvée inanimée dans les bureaux d'une agence, le médecin est parvenu à la sauver. Ça ne fait pas très sérieux, d'autres ont eu plus de panache, se sont montrés plus crédibles. La direction ne s'est pas laissée duper. Selon elle, cette femme est simplement victime d'un « effet de contagion ». Tout allait bien, mais elle a oublié de se laver les mains et a attrapé le virus du suicide.
Certains ont été plus efficaces. Rappelez-vous ce technicien retrouvé pendu dans un central téléphonique. Souvenez-vous de cet autre salarié qui a téléphoné à une collègue déléguée syndicale de l'entreprise, et s'est tué au milieu de la conversation. N'oubliez pas sa collègue qui a sauté par la fenêtre et s'est étalé sur un trottoir du XVIIe arrondissement de Paris. Accordez enfin une pensée à l'homme qui s'est poignardé en pleine réunion de service. Ils ont été crédibles,eux. Ils avaient le sens du spectacle.
Tous ceux que j'ai oubliés me pardonneront, je l'espère, qu'ils aient réussi leur suicide ou qu'ils aient eu la chance de survivre. Il y a eu vingt-trois suicides et treize tentatives connus au cours des dix-huit derniers mois. Nous devons malgré tout relativiser le problème car (c'est encore la direction qui nous le fait remarquer) on n'observe pas d'augmentation du nombre de victimes. Ainsi, vingt-huit salariés de l'opérateur téléphonique se seraient donnés la mort en 2000 et vingt-neuf en 2002.
Cela n'empêche pas la hiérarchie de s'intéresser à ces actes, un cadre de l'entreprise nous l'a rappelé récemment : « J'attire votre attention sur le message de Denis Lombric suite aux évènements malheureux, à mon avis quand même assez tragiques, qui sont survenus dernièrement. »
Cependant, ces suicidés étaient responsables de leur situation. Il auraient dû aller voir la cellule d'écoute interne qui était à leur disposition. En toute discrétion, en présence d'un représentant des ressources humaines (donc de ceux dont dépend leur avenir dans l'entreprise), il auraient eu la possibilité de s'exprimer, de décharger leur angoisse. Ils pouvaient le contacter directement ou, encore plus simple, par l'intermédiaire de leur chef respectif (si votre français est meilleur que le mien, vous pouvez utiliser le mot « manager »).
J'imagine l'un de ces petits responsables, tentant de rassurer son équipe : « Je suis à votre écoute s'il y a quoi que ce soit, évidemment de manière confidentielle. » Il est évident que demain le manager fera tout, confidentiellement bien sûr, pour se débarrasser des brebis galeuses, de ceux qui auront eu le tort d'avouer leur mal-être.
On le voit, l'opérateur de télécommunication a tout fait pour les aider et ils n'en ont pas profité. Ils avaient des problèmes psychologiques. D'ailleurs, leurs motivations restent obscures pour certains. Dans une autre entreprise, un ami de Pierre, Paul et Jacques a exprimé sa perplexité : « Les opérationnels se suicident parce qu'ils ne veulent pas travailler dans un centre d'appel, on peut les comprendre. Mais pourquoi donc s'est-elle jetée par la fenêtre? Elle faisait du recouvrement, mais ce n'est pas elle qui appelait les débiteurs. »
Et puis, soyons objectifs, ils n'avaient pas de raisons de se plaindre. Ils étaient payés, bénéficiaient de la sécurité de l'emploi, avaient de quoi manger et disposaient d'un logement. Ils pouvaient même de temps en temps sortir se promener. Que faut-il de plus à l'animal humain? Tout ceci suffirait à rendre mon chien heureux.
Ce qui m'attriste le plus c'est de constater que l'on utilise ces drames horribles pour faire oublier ceux qui souffrent mais restent en vie, pour gommer les violences et les humiliations endurées quotidiennement dans les entreprises de France.

(*) Those services which the community will most readily pay for, it is most disagreeable to render. You are paid for being something less than a man.
Henry David Thoreau, « Life Without Principle », 1863

dimanche 13 septembre 2009

Le chien, ce consommateur.


Comme leurs maîtres, les chiens ont le droit d'avoir l'air idiot.

samedi 12 septembre 2009

Un samedi dans le RER C

Elles sont toutes les deux sur le quai. Les vêtements larges de la première rendent son corps invisible. Si une tête surmontée de cheveux décolorés et longs d’une dizaine de centimètres ne dépassait pas, ils pourraient faire office de burqa. La robe blanc cassé descend jusqu'à mi-cuisse, où des boutons de la même couleur servent de décoration. Un gilet noir à grosses côtes en laine, large et épais, la recouvre. Le pantalon de la même couleur est large, genre patte d'eph informe. Les chaussures à carreaux écossais évoquent des charentaises auxquelles on aurait rajouté une partie arrière. A quoi peut-elle bien ressembler, sous ce monceau de tissus ? Le seul indice vient du visage un peu joufflu. Je me dis qu'elle doit se sentir mal dans son corps, cela me rend triste.

Les choses sont plus claires en ce qui concerne sa copine. Je vois des cheveux bruns avec des reflets rouges, des yeux largement entourés de maquillage noir, une robe fine marron-beige largement décolletée et laissant apparaître des épaules bien grasses.

Un immeuble solitaire passe, haut et long, très laid, il émerge les arbres. Manifestement bâti sans le moindre effort esthétique, il semble constitué d'un ensemble de balcons empilés, tous semblables. Ses habitants ont peut-être une belle vue?

Que vois-je ? Six grosses antennes paraboliques, toutes pointées dans la même direction sont installées côte à côte sur le sol, en deux rangées de trois. On dirait un genre de potager.

Jeune et mince, une rappeuse porte une veste Addidas noire et un short en jean délavé ultra court, des menottes sont accrochées aux passants de ceinture. Son collant est violet, ses baskets violettes et noires. Sans musique, vive et énergique, elle répète ses mouvements sur le quai du RER C pour le seul bénéfice, semble-t-il, du garçon debout en face d'elle.

Un anneau métallique fin, d’une dizaine de centimètres de diamètre, traverse le lobe de l’oreille de la dame qui vient de s'asseoir. Je me demande ce que je peux y accrocher. Ce doit être pratique pour ranger son foulard ou pour suspendre son téléphone.

Un immeuble en béton borde la voie, il est décoré par un revêtement cherchant à faire croire qu'il est constitué de grosses pierres. Le résultat est génialement immonde.

Une dame vient de pénétrer dans le wagon. Ses cheveux châtains longs ont été hâtivement rassemblés en chignon, elle porte des lunettes de soleil à monture de plastique. Elle dénoue le foulard noir qui entoure son cou. Elle est habillée d'une robe décolletée de la même couleur, fine et en dentelle, et d'un gilet en laine peu épais, non boutonné. Ses seins sont assez volumineux. Les ongles longs semblent artificiels, mais la distance ne me permet pas de m'en assurer. Son jean est bleu clair, ses sandales nu-pied sont couleur argent. Elle a l'air très jeune, son visage est déjà un peu empâté.

Deux jeunes rebeux, assez mignons, se partagent les deux écouteurs d'un casque branché sur un téléphone portable.
« Elle est bien cette musique, hein? »

Un peu plus tard, les même quittent le wagon. J'attrape un fragment de dialogue:
« Marche pas . »
- Non?
- Trop con!

La fenêtre du train disposait auparavant d'une manivelle pour monter et descendre la vitre. Malheureusement elle a disparu, seul subsiste son axe, rouillé.

jeudi 3 septembre 2009

Les pieds nickelés refont le monde

Appelons-les Pierre, Paul et Jacques. Les gobelets en plastique sont pleins de mauvais café, tout le monde va s'asseoir. La conversation démarre sur les précautions prises par l'entreprise en prévision de l'épidémie de grippe H1N1, puis Pierre parle d'un documentaire qu'il a vu sur ARTE. Selon lui, le corps humain est constitué à quatre-vingts pourcent de cellules qui n'ont pas notre patrimoine génétique.

« Quatre-vingts pourcent du corps ?  Demande jacques.

- Non , pas quatre-vingt pourcent des molécules, quatre-vingt pourcent des cellules. Ça fait rêver, on ne connait pas tout, heureusement. Nos enfants vont nous apprendre beaucoup de choses. »

Je passe sur les considérations portant sur la maîtrise de l'Internet, les plus jeunes le pratiquent mieux que leurs parents, mais ceux-ci comprennent plus précisément la structure d'un ordinateur. J'oublie la remarque selon laquelle une fille a statistiquement moins de chance de maîtriser l'informatique technique que les garçons.

Vous avez remarqué que les probabilités deviennent de plus en plus réelles ? Nous ne somme pas misogynes, nous savons bien qu'une femme peut être aussi compétente qu'un homme. Ça ne les empêche pas d'être statistiquement, c'est à dire (pour certains) réellement, inférieures. De même, lorsqu'un avion crashe, des humains meurent, mais il s'agit d'un accident très rare, statistiquement insignifiant. Statistiquement, donc réellement, il ne s'est rien passé, il n'y a pas eu de décès.

Pierre fait maintenant remarquer que nos enfants savent dès leur plus jeune âge ce qu'est l'écologie, ce qu'est un écosystème humain. Ce n'était pas le cas de ceux qui faisaient rouler de grosses voitures dans les années 50, ils n'auraient pas compris qu'on cherche à les en empêcher. Je vous laisse interpréter ces paroles comme vous le souhaitez. Qu'est-ce qu'un tel écosystème ? Est-ce la société libérale mondialisée, instable et en fuite permanente vers l'avant, qu'il qualifie ainsi ? Veut-il dire que, vu la persévérance avec laquelle nous continuons à détruire la nature, ils ont peu de chances d’expérimenter un écosystème qui soit non-humain?

Après ces considérations, la conversation passe aux avancées (scientifiques évidemment, pour eux il n'en existe pas d'autres) à prévoir. Il y a eu peu de grandes découvertes récemment, à part bien sûr les téléphones portables et Internet. C'est peut-être parce que, les physiciens viennent de le réaliser, quatre-vingts pourcent (encore) de la matière échappe aux expériences, cela bloque leurs progrès. Ils maîtrisent moins de choses qu'ils ne le pensaient. Toutes ces inconnues expliquent un certain ralentissement actuel, mais elles laissent des possibilités de grandes découvertes pour nos enfants.

Malheureusement, je dois vous laisser maintenant. Les gobelets en plastique sont vides, il est temps de retourner travailler.

Pour des primaires réservées aux félins

La porte

Dans les temps anciens, de nombreuses portes permettaient aux démons du Chaos de circuler entre leur univers et la Terre. Ces êtres puissants et malfaisant dominaient les humains, remplissaient leurs esprits de désirs de possession et de puissance. Occupés par des guerres meurtrières, ravagés par les famines, décimés par les maladies, les hommes et les femmes étaient impuissants face à leurs oppresseurs. Ils étaient gouvernés par des rois fantoches et sanguinaires, marionnettes des créatures de l'enfer. Goric était l'un d'entre eux. Son épée magique, dont la possession rendait immortel, lui avait été donnée par un des maîtres du Chaos. Grâce à elle et aux créatures qu'elle commandait, il s'était taillé un puissant empire. Sa richesse était immense, ses palais regorgeait d'or et d'objets précieux, les ossements de ceux qui avaient eu le malheur se trouver sur sa route emplissaient leurs sous-sols.

Un jour, un groupe de sorcières parvint à détruire les passages permettant d'accéder au Chaos, interdisant aux démons de retourner sur Terre aider leurs serviteurs. Les humains réussirent alors à se rassembler, ils renversèrent Goric et les autres tyrans, anéantirent leurs forces de police et incendièrent leurs prisons. Ne pouvant obtenir de l'aide, les démons qui les assistaient furent anéantis. On ignore ce que devint l'épée magique. Certains disent qu'elle a été détruite, tandis que d'autres affirment qu'elle est toujours à l'affût, dans l'attente du jour où elle pourra de nouveau se repaître du malheur des hommes.

Les vainqueurs créèrent alors un immense royaume. Ils choisirent de le faire diriger par un roi et offrirent la couronne à Morden le sage. Ce dernier avait beaucoup souffert sous la férule de Goric, il connaissait les effets néfastes du pouvoir et se contenta d'un rôle de guide. Préférant argumenter et convaincre, ennemi du secret, il laissait chacun libre de suivre sa conscience.

Dans son palais, il avait fait installer une porte en bois. Ce qui se trouvait derrière, nul ne le savait. La serrure qui la fermait avait été posée par le roi lui-même. Durant toute sa vie, Morden interdit que l'on s'en approcha, refusant de répondre aux questions s'y rapportant.

A sa mort, Gulder lui succéda. La première action du nouveau roi fut de rajouter une serrure sur la porte. Pendant toute la durée de son règne, il continua à écouter, partager, et tenter de convaincre. Toutefois, lorsqu'il estimait que le bien du royaume l'imposait, il imposait ses vues par la force. Cela nécessita la création de prisons, les premières depuis la fermeture du Chaos.

Les rois se succédèrent ainsi, chacun d'entre eux rajoutant une serrure supplémentaire. Au fil des siècle, le souvenir des tyrannies de l'âge des ténèbres s'effaça, les souverains perdirent le contact avec le peuple dont ils étaient issus, et assumèrent un pouvoir de plus en plus personnel. Leurs armées semaient la terreur, leurs sujets supportaient des impôts de plus en plus lourds, cependant que le seul objectif des membres de la cour semblait être de s'enrichir.

Les choses continuèrent ainsi jusqu'au jour où Morden III, fraîchement couronné, posa la vingt-quatrième serrure puis nomma Usul premier ministre. Durant les deux années qui suivirent, ce dernier amassa une immense fortune, après quoi il assassina le roi et se fit couronner à sa suite. Pour la première fois, un homme qui n'avait pas été choisi par son prédécesseur prenait le pouvoir.

Usul ne pouvait pas accepter la présence de cette porte. Située dans son propre palais, elle limitait son pouvoir et il craignait qu'elle cache des sortilèges dangereux pour le trône. Il annonça son intention de l'ouvrir à coups de hache afin d'examiner ce qu'elle renfermait. Les membres de son entourages le supplièrent de renoncer, mais personne ne parvint à lui faire changer d'avis. Il consentit seulement à ne pas la défoncer, et à utiliser les vingt-quatre clefs. De cette manière, on pourrait la refermer en cas de nécessité.

La porte, d'une hauteur de quatre mètres sur environ deux de large, était encastrée dans un mur de pierre épaisse, sa partie haute était arrondie. Elle était constituée de larges planches horizontales jointives, sans fixation apparente. Les attaches étaient probablement de l'autre côté. Aucune trace de peinture n'était visible, la couleur sombre évoquait le passage des siècles. Sur le côté droit, deux charnières métalliques imposantes, d'une vingtaine de centimètres de long, reliaient la porte au mur, tandis que les vingt-quatre serrures, massives, étaient situées à l'opposé.

Au prix de nombreuses menaces, Usul réussit à se faire remettre, une à une, les vingt-quatre clefs. Il était petit, et, comme toujours, juché sur des chaussures à semelles épaisses. La couronne sur la tête, il ouvrit la porte. Il allait enfin pouvoir investir cet endroit encore inconnu, contrôler et (qui sait?) maîtriser les secrets qu'il contenait, supprimer ce dernier obstacle sur le chemin du pouvoir total.

Il pénétra dans une pièce voutée rectangulaire, exempte de décoration, les murs en pierre lisse. Une voix lui intima d'arrêter. Comme un tonnerre, une seconde voix fit écho, une troisième, puis d'autres. Le silence retentit. L'usurpateur était entouré d'ombres, grisâtres et transparentes. L'une d'entre elles s'avança et lui ordonna de faire demi-tour.

- Je suis Morden, le bâtisseur de ce lieu. Nous sommes les vingt-quatre rois qui t'ont précédé, nous sommes ici pour protéger le royaume, garantir sa sécurité et sa richesse. Nous ne sommes que des fantômes, nous ne pouvons pas t'empêcher de passer, mais nous devons t'avertir. Sors d'ici, tu cours un grand péril. Pour monter sur le trône et assurer la paix à notre royaume, j'ai dû vaincre des démons puissants, commandés par une arme maléfique. Cette épée, qui est l'incarnation terrestre d'un puissant démon, se trouve emprisonnée ici. Celui qui l'acceptera comme sienne la délivrera, et avec elle les démons qu'elle contrôle. Il signera sa perte. Tu ne dois pas l'approcher sinon tu mourras, la famine ravagera le royaume, la peste décimera ses habitants, les temps maudits reviendront.

Usul se redressa, il n'allait pas se laisser impressionner par des ombres. Il remarqua une ouverture dans le mur opposé et, ignorant les fantômes, la franchit.

La deuxième pièce, également voutée, était grande et très haute. Au centre, on pouvait voir un bassin rond d'une dizaine de mètres de diamètre entouré par un muret. A son côté, se dressait une statue de pierre grandeur nature, elle représentait un homme vêtu d'une armure pointant son épée vers le ciel. Usul déchiffra les runes gravées sur son socle: « Goric ». Il s'approcha de l'eau. Un bruit effroyable retentit, la tête d'un dragon surgit du bassin, ses écailles épaisses couvertes de mousse et de débris. Une odeur de pourriture envahit l'air.

- N'avance pas, ceci est le dernier avertissement, dit le dragon. N'avance pas ou tu mourras, et les démons de l'enfer sèmeront la désolation dans ton royaume.

Usul blêmit, recula d'un pas, puis reprit contenance.

- Qui es-tu ? Si je continue, vas-tu m'en empêcher ?

- Un passage vers le Chaos se trouve ici, Morden le sage m'a donné mission de le garder. Nul ne doit le franchir. Je ne peux pas abandonner mon poste et t'empêcher de passer, mais je t'en supplie : renonce.

L'usurpateur hésita, mais il n'avait pas l'habitude de reculer. Il ne savait pas reculer. Sa volonté de fer lui permettrait de triompher, il en était sûr. Il franchit l'ouverture présente sur le mur opposé.

La pièce était petite, elle avait la forme d'un carré de cinq mètres de côtés. Au centre, une épée était posée sur le sol. Les runes dessinées sur la poignée lui semblaient familières, il s'agenouilla pour les regarder de près. C'était l'épée magique de Goric! Émerveillé, Usul empoigna l'arme, la dirigea vers le plafond. Des images de conquêtes envahirent son esprit, il s'imagina submergeant l'univers à la tête d'immenses armées.

- Elle m'obéit. Maintenant, je suis invincible, rien ne peut plus m'arrêter.

Il retourna dans la pièce précédente, s'approcha du bassin. La tête du dragon surgit. Convaincu de son invulnérabilité, assoiffé de sang, il attaqua le monstre, lui planta son arme dans l'œil. Un flot de sang jaillit, un râle affreux emplit l'air, et le monstre expira.

Un courant d'air fit frissonner Usul, l'odeur de pourriture ambiante devint plus forte. Il vomit. Des ombres repoussantes l'entouraient. A demi-conscient de ses actions, il les attaqua. Croyant viser l'une d'entre elles, il frappa avec l'épée et tomba sur le sol. La lame était plantée dans son cœur, le bruit qu'elle émettait en vibrant évoquait un gémissement d'extase. Franchissant la porte aux vingt-quatre serrures, les démons se dispersèrent sur toute l'étendue du royaume.

mercredi 2 septembre 2009

Le vélib des campagnes

Je finis de prendre ma douche, me sèche, hésite à sortir de la salle de bain. Non, ma barbe est vraiment trop hirsute. Je me rase, m'habille, vide la théière et la range dans le lave-vaisselle. Il est l'heure de partir.

Dans la cour, le gardien s'approche de moi. Je le regarde boitiller, sa jambe n'est pas encore guérie. Il s'est blessé il y a trois semaines, dans le train qui l'emmenait en vacances. Il a voulu descendre sur le quai, mais son chien a tiré sur la laisse et il a raté la marche.

Je prends le paquet qu'il vient de me donner, remonte le poser chez moi. Je peux enfin m'en aller. Je me dirige vers la station vélib la plus proche et m'emploie à tester les vélos présents. Le second essai s'avère être le bon. L'engin n'a pas l'air trop tordu, les pédales répondent correctement, les roues tournent sans problème.

Je vais démarrer lorsque je remarque un couple assez âgé qui s'approche de la station. L'homme contemple avec méfiance les vélos garés, la femme se baisse devant le plus proche puis tâte les pneus d'un air compétent. Je l'imagine palpant de la même manière les muscles d'un cheval ou le pis d'une vache. Apparemment satisfaite, et sans aucune autre vérification, elle fait un signe de la tête à son ami. Lorsque je m'éloigne, ils sont tous deux en méditation devant un horodateur qu'ils ont confondu avec la borne vélib.

Je continue mon chemin, regarde l'heure. Je devrais arriver à temps, avant dix heures, mais je n'ai pas beaucoup de marge. Une camionnette me fait une queue de poisson. Il s'agit encore d'une entreprise du bâtiment, je devrais avoir l'habitude. Je traverse la Seine, m'engage dans la rue du Petit-Pont, tourne à gauche et trouve sans problème une place pour mon vélo. Il est 9h53.

En me dirigeant vers le lieu de mon rendez-vous, au milieu des immondes restaurants « grecs », je lis le mot « wok » sur une vitrine. C'est à la mode. Une affichette parle de possibilités de livraison. Je ne m'attarde pas, mais je brode sur le sujet. Que livrent-ils ? Des woks ? Des trucs plus ou moins bons sautés au wok ? Est-ce que l'on peut également manger sur place ?

Enfin, j'arrive à destination.