vendredi 18 septembre 2009

Les joies de la vie de bureau


Les services que la communauté rémunère le plus facilement sont ceux qu'on rend avec le plus de répugnance. Vous êtes payé pour être quelque chose de moins qu'un homme.
Henry David Thoreau, « La Vie sans principe », 1863 (*)


Il y a quelques années encore, j'achetais régulièrement un quotidien en kiosque, et je pouvais passer plusieurs heures à le lire. Mais quel est l'intérêt des journaux d'aujourd'hui, vite lus, vite jetés? Je me contente de les consulter rapidement sur internet.
Ce soir, je me suis connecté sur le site d'un quotidien national. J'y ai appris qu'une salariée d'un grand groupe de télécommunications, avait tenté de se suicider aux barbituriques. Ses collègues l'ont retrouvée inanimée dans les bureaux d'une agence, le médecin est parvenu à la sauver. Ça ne fait pas très sérieux, d'autres ont eu plus de panache, se sont montrés plus crédibles. La direction ne s'est pas laissée duper. Selon elle, cette femme est simplement victime d'un « effet de contagion ». Tout allait bien, mais elle a oublié de se laver les mains et a attrapé le virus du suicide.
Certains ont été plus efficaces. Rappelez-vous ce technicien retrouvé pendu dans un central téléphonique. Souvenez-vous de cet autre salarié qui a téléphoné à une collègue déléguée syndicale de l'entreprise, et s'est tué au milieu de la conversation. N'oubliez pas sa collègue qui a sauté par la fenêtre et s'est étalé sur un trottoir du XVIIe arrondissement de Paris. Accordez enfin une pensée à l'homme qui s'est poignardé en pleine réunion de service. Ils ont été crédibles,eux. Ils avaient le sens du spectacle.
Tous ceux que j'ai oubliés me pardonneront, je l'espère, qu'ils aient réussi leur suicide ou qu'ils aient eu la chance de survivre. Il y a eu vingt-trois suicides et treize tentatives connus au cours des dix-huit derniers mois. Nous devons malgré tout relativiser le problème car (c'est encore la direction qui nous le fait remarquer) on n'observe pas d'augmentation du nombre de victimes. Ainsi, vingt-huit salariés de l'opérateur téléphonique se seraient donnés la mort en 2000 et vingt-neuf en 2002.
Cela n'empêche pas la hiérarchie de s'intéresser à ces actes, un cadre de l'entreprise nous l'a rappelé récemment : « J'attire votre attention sur le message de Denis Lombric suite aux évènements malheureux, à mon avis quand même assez tragiques, qui sont survenus dernièrement. »
Cependant, ces suicidés étaient responsables de leur situation. Il auraient dû aller voir la cellule d'écoute interne qui était à leur disposition. En toute discrétion, en présence d'un représentant des ressources humaines (donc de ceux dont dépend leur avenir dans l'entreprise), il auraient eu la possibilité de s'exprimer, de décharger leur angoisse. Ils pouvaient le contacter directement ou, encore plus simple, par l'intermédiaire de leur chef respectif (si votre français est meilleur que le mien, vous pouvez utiliser le mot « manager »).
J'imagine l'un de ces petits responsables, tentant de rassurer son équipe : « Je suis à votre écoute s'il y a quoi que ce soit, évidemment de manière confidentielle. » Il est évident que demain le manager fera tout, confidentiellement bien sûr, pour se débarrasser des brebis galeuses, de ceux qui auront eu le tort d'avouer leur mal-être.
On le voit, l'opérateur de télécommunication a tout fait pour les aider et ils n'en ont pas profité. Ils avaient des problèmes psychologiques. D'ailleurs, leurs motivations restent obscures pour certains. Dans une autre entreprise, un ami de Pierre, Paul et Jacques a exprimé sa perplexité : « Les opérationnels se suicident parce qu'ils ne veulent pas travailler dans un centre d'appel, on peut les comprendre. Mais pourquoi donc s'est-elle jetée par la fenêtre? Elle faisait du recouvrement, mais ce n'est pas elle qui appelait les débiteurs. »
Et puis, soyons objectifs, ils n'avaient pas de raisons de se plaindre. Ils étaient payés, bénéficiaient de la sécurité de l'emploi, avaient de quoi manger et disposaient d'un logement. Ils pouvaient même de temps en temps sortir se promener. Que faut-il de plus à l'animal humain? Tout ceci suffirait à rendre mon chien heureux.
Ce qui m'attriste le plus c'est de constater que l'on utilise ces drames horribles pour faire oublier ceux qui souffrent mais restent en vie, pour gommer les violences et les humiliations endurées quotidiennement dans les entreprises de France.

(*) Those services which the community will most readily pay for, it is most disagreeable to render. You are paid for being something less than a man.
Henry David Thoreau, « Life Without Principle », 1863

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