Je suis au pied d'un gratte-ciel. Mon manager, Sébastien Lejeune, est debout à mon côté. Il me regarde en souriant. Je lève les yeux, constate avec effroi que l'immeuble bouge. Je dois fuir avant qu'il ne s'écrase. Je cours de toutes mes forces, je suffoque. Trop tard. Un bruit insupportable retentit, je hurle.
Je me réveille dans mon lit, l'oreiller plaqué contre mon visage bloque ma respiration. Il est sept heures et quart, le réveil émet des bips insupportables. Comme cela arrive de plus en plus souvent, la radio d'information continue qui s'est déclenchée dix minutes plus tôt n'a pas réussi à me réveiller.
Je me lève péniblement, prépare un café et mange une tartine de pain et de miel. J'essaie d'être rapide. Je me douche, m'habille chaudement pour me protéger du froid hivernal et, luttant contre le mal de ventre qui m'assaille, je sors.
Je ne me sens pas exclu. Mon activité d'ingénieur est socialement respectée, mon travail est apprécié par la hiérarchie de l'Entreprise ; je pourrais être mieux payé, mais mon salaire me permet de consommer et de partir en vacances. D'où vient cette insatisfaction qui m'assaille tous les matins ? Absorbé dans mes pensées, je trébuche sur un trottoir, manque de tomber, me rattrape et continue en boitant. La douleur de ma cheville s'estompe rapidement mais, une centaine de mètres plus loin, une violente nausée m'attaque et me contraint à m'arrêter. Je me penche en avant, tente sans succès de vomir contre un arbre. Un mauvais goût m'envahit la bouche. Je repars, pénètre dans le métro. Comme d'habitude, la rame est bondée et toutes les places assises sont occupées. La main accrochée en hauteur sur une barre verticale, ma voisine de droite me fait respirer l'odeur de son aisselle. Mon estomac se soulève de nouveau et, cette fois, le succès est foudroyant. Tout le monde s'écarte en essayant d'éviter mon petit déjeuner, un espace vide se forme à côté de moi, les strapontins les plus proches se libèrent. J'ai un goût de vomi dans la bouche, je suis furieux de n'avoir pas su me retenir et n'ose pas regarder les personnes qui m'entourent. Je m'assois, ferme les yeux, tente de me calmer. Au moins, cette nausée insupportable a disparu et, par miracle, mon pantalon ne semble pas tâché. Je lève enfin la tête, constate que j'ai raté ma station. Il me faut sortir du train, changer de quai, repartir dans l'autre sens.
C'est avec vingt minutes de retard que je pénètre dans les locaux de l'Entreprise. Georges Meynard pénètre avec moi dans l'ascenseur. Je le salue, il me parle de sa nouvelle voiture et exprime son aversion pour les écologistes :
« Ils nous emmerdent ici avec les voitures alors que je suis sûr que ça fait pas plus de deux pourcents du CO2. C'est la Chine qui en produit. »
Tout à coup, il fait la grimace et me regarde en plissant le nez. Je dois avoir l'haleine chargée. Heureusement, la porte s'ouvre et me tire d'embarras. Je sors de la cabine, me dirige vers les toilettes. Comme d'habitude, le lavabo est sale. Je me rince la bouche, rejoins mon bureau.
Une collègue vient me saluer, elle a mangé un pot-au-feu hier soir, chez une amie :
« C'était vraiment copieux. Ah, on ne peut pas faire un pot-au-feu pour deux. C'est pour ça que j'en fais jamais, d'ailleurs. »
Je réprime la nausée qui commence à se réveiller, me sens obligé de répondre :
« J'aime bien le pot-au-feu, mais il ne faut pas qu'il soit trop gras.
- Oui, il faut mettre beaucoup de morceaux maigres, bien dégraisser le bouillon. Bon, je dois travailler. Bonne journée.
- Bonne journée. »
Elle quitte enfin le bureau cependant que, de nouveau, je me demande quelle peut être l'origine de mes problèmes intestinaux récurrents. Il durent depuis plus de deux mois et le médecin n'a rien trouvé d'anormal.
J'ajuste mon casque téléphonique, me connecte à la première réunion à distance de la matinée. Prévue pour durer une heure et réunissant onze personnes, elle vise à déterminer un nom de fichier informatique.
Vient l'heure du repas. La nausée est toujours présente mais je n'ai rien assimilé depuis la veille et je sens que j'ai besoin de manger. Mon assiette de pâtes recouvertes d'une sauce crémeuse me fait grimacer. Pendant ce temps, mon voisin contemple avec gourmandise ses pommes de terres rissolées, coupées en petits cubes, très grillées et manifestement imbibées d'huile :
« Pour une fois, ils les ont bien fait cuire. Elles ont l'air bonnes. Un peu grasses, mais bonnes. »
Je tressaille, me retiens de lui jeter un regard courroucé. Heureusement, personne n'a remarqué ma réaction.
A quatorze heures vient le moment de débuter mon entretien annuel d'évaluation, également nommé entretien de progrès. L'exercice est humiliant et infantilisant, le terme d'entretien de régression me semblerait plus approprié. Je monte au huitième étage, respire profondément pour lutter contre la nausée qui m'assaille, pénètre dans le bureau de Sébastien Lejeune, ferme la porte. Nous passons en revue les objectifs fixés six mois auparavant, les raisons pour lesquelles ils ont été ou non atteints. Mon chef considère que les objectifs poursuivis ont été atteints, je devrais être rassuré. Avec autant (ou aussi peu) d'arguments, il aurait pu décider le contraire. Je lui en veux de son arbitraire, de ce pouvoir que j'accepte de lui donner sur moi.
Une heure plus tard, nous abordons les objectifs du prochain semestre. Je commence une remarque :
« Dans ce cas, j'écrirais plutôt... »
Une bouillie de pâtes et de sauce à la crème agrémentée de morceaux de salade verte s'étale sur le clavier de mon chef. Il se lève brutalement, recule en faisant tomber son fauteuil. Je suis catastrophé. Comment est-ce possible ? Je suis donc incapable de me retenir ? Un début de colère me saisit, colère contre moi-même, colère contre cet entretien que je rends responsable de mon malheur, colère contre celui qui l'a mené.
« Je suis vraiment désolé, je ne comprends pas ce qui m'est arrivé. »
Sébastien a eu le temps de se ressaisir.
« Ce n'est pas grave, mais il faudrait que tu voies un médecin; tu es peut-être contagieux. Nous terminerons un autre jour. »
Il me regarde, mon expression semble l'inquiéter. Il recule. L'esprit vide, j'empoigne à deux mains le clavier dégoulinant de vomi et l'utilise pour cogner sur le crâne de mon manager. Il tente de se protéger avec les mains puis s'effondre, le crâne et les avant-bras en sang, cependant que je continue de frapper. Je m'arrête enfin, lâche mon arme et considère l'homme immobile, inconscient ou mort, étendu à mes pieds. Un mal de ventre aigu m'assaille, j'ai honte. Que va-t-il se passer maintenant ? Il me semble que je ne pourrai jamais assumer mon acte.
Derrière moi, j'entends la porte s'ouvrir. Sans réfléchir, je saisis le clavier, l'utilise pour casser la vitre, saute par la fenêtre.
Je sombre dans le noir.
mercredi 12 mai 2010
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