(Ernst von Salomon, « Les Réprouvés », 1930)
C'étaient des hommes qui ne voulaient rien avoir de commun avec moi, des hommes qui connaissaient d'autres lois, qui avaient d'autres passions.1 Leur peau était blanche, ils avançaient vers moi en montrant les dents et agitaient frénétiquement des cartes de crédit. Ils approchaient, ils allaient m'encercler. J'ai hurlé.
Je me suis réveillé dans une cave, j'étais allongé sur le sol dur et poussiéreux, ma tête me faisait mal. Je me souvenais de la charge des CRS, des tirs de taser à bout portant, du jeune homme dont l'écharpe masquait le bas du visage; ils l'avaient attrapé, jeté à terre, bourré de coups de pieds. Je revoyais également la jeune femme portant un foulard islamique sur la tête, qu'ils avaient déshabillée et abandonnée nue sur le trottoir.
Pourtant, nous étions pacifiques. La place de la Bastille était noire de monde lorsque la manifestation contre le passeport intérieur a démarré. Un CRS apparemment ivre a pointé son taser vers nous, mon voisin lui a montré son index, et l'enfer s'est déchaîné. Je me souvenais vaguement d'avoir trouvé refuge dans une cave. J'avais dû y perdre connaissance.
Après m'être réveillé, j'ai posé la main sur mon crâne douloureux, et j'ai senti un caillot de sang. Comment était-ce arrivé ? Un coup de matraque ? J'étais peut-être tombé en descendant dans ce sous-sol ? Je me suis redressé avec peine dans l'obscurité et j'ai tenté de distinguer ce qui m'entourait. J'ai entr'aperçu les premières marches d'un escalier, j'ai commencé à le gravir et, après avoir ouvert une porte, me suis retrouvé dans le couloir d'un immeuble.
Des bruits de pas ont retenti. Terrorisé, je suis retourné me cacher dans l'obscurité de la cave. J'ai entendu la lourde porte qui s'ouvrait en laissant passer les sons habituels d'une rue parisienne, puis se refermait.
Au bout d'un long silence, j'ai quitté ma cachette et prudemment entr'ouvert le portail de l'entrée. La vie normale semblait avoir repris, et je me suis résolu à sortir. Malgré la douleur qui palpitait dans mon crâne, la vue de l'extérieur m'a donné du courage. J'ai décidé de m'éloigner à pied de la place de la Bastille, puis de rejoindre en métro mon appartement du dix-huitième arrondissement. Dans le wagon, les gens n'avaient pas l'air plus anxieux et dépressifs que d'habitude. Ils jetaient un œil furtif et inquiet sur le caillot de sang ornant mon crâne et mes vêtements crasseux, puis s'écartaient de moi.
Devant mon immeuble la rue m'a paru plus calme que d'habitude, mais c'était peut-être une illusion. Quelques personnes, essentiellement des femmes, circulaient avec leurs provisions à la main. Enfin rentré chez moi, j'ai avalé un anti-douleur et me suis douché. J'ai allumé la radio.
J'y ai appris qu'une manifestation à laquelle participaient des femmes portant le foulard islamique avait dû être dispersée par la police. Des éléments potentiellement violents, reconnaissables aux foulards leur cachant le visage, auraient pu instrumentaliser ce rassemblement de citoyens sincères. Heureusement, l'intervention des forces de l'ordre avait permis d'assurer la sécurité de ces derniers et l'arrestation des brebis galeuses.